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LES DÉRACINÉS

une telle force sentimentale que nous lui attribuons le caractère d’évidence.

— Mes parents, ma petite enfance ! je ne me rappelle rien au delà du lycée. Et le lycée, ce n’est ni Virgile, ni Bossuet, c’est Bouteiller, c’est vous tous. Qu’est-ce que vous m’enseignez ? Que chacun, pour son compte, se doit tirer d’affaire ! et que, si l’on a des rentes, on ne les partage pas avec moi ! Rœmerspacher, avec une moue expressive, leva les mains en l’air, à la façon d’un homme qui ne saisit pas la logique de son interlocuteur. Il tint Racadot pour un imbécile aigri. On se tut. La Léontine, jadis très sûre d’elle et qui n’eût pas manqué de se lancer dans la discussion, faisait pitié. Renaudin pour égayer cette triste table dit :

— Tu sais, Racadot, on raconte que la femme assassinée écrivait à la Vraie République.

Le reporter, en 1883, ne fréquentait pas la villa Coulonvaux. Il avait mal connu l’amitié de Sturel et de madame Aravian, et n’identifiait pas la victime. Rœmerspacher et Suret-Lefort, qui s’en étaient entretenus à part, ne se permirent pas de questionner Sturel, dont la pâleur les émouvait. Racadot, appuyé des deux épaules contre la banquette, ses mains courtes et grosses à plat sur la table de marbre, et la paupière à demi fermée eut donné à un observateur averti la tragique impression d’un homme dont le cœur bat à tout rompre, mais qui se campe pour une lutte inévitable. Au bout d’un instant :

— Mais cette femme, dit-il à Sturel, tu la connais ? Tu t’en souviens… La voyais-tu encore quelquefois ?

Le jeune homme répondit par un geste négatif et fixa avec persistance la physionomie de Racadot, où