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LES DÉRACINÉS

de M. Taine », revint plus de trente fois sur ses lèvres.

Aucun applaudissement, sinon de Fanfournot, quand l’orateur rassembla ses papiers ; mais Rœmerspacher s’approcha et Sturel suivit. À vingt-quatre ans. c’est un tel bonheur d’avoir des émotions, et dans cet âge le choix en est si maigre que Sturel jouissait violemment de son anxiété. Comme certains jeunes gens vigoureux et braves, plus que dans un morne bien-être, se plaisent à recevoir des coups atroces, certains nerveux ne goûtent jamais mieux la vie que dans des angoisses exaltantes. D’ailleurs, en toute bonne foi, il eût nié l’attrait de cette tragédie aux secousses violentes : elle le possédait si fort qu’il ne s’analysait pas. — Renaudin avait su que Racadot payait les mois échus de la Vraie République, et, jugeant inutile cette brouille avec un camarade, il avait assisté à la conférence. Il s’avançait pour le féliciter : Racadot lui serra la main, mais la Léontine lui tourna le dos. — Le petit Fanfournot, désignant avec haine la sortie silencieuse des quarante auditeurs, disait :

— Vous leur avez jeté leurs vérités à la face, monsieur Racadot !

On escomptait un mot élogieux de Rœmerspacher… C’est vrai qu’il est un partisan déterminé de l’explication scientifique du monde. Mais il n’y a pas de désaccord entre sa sensibilité et sa culture ; il est au degré voulu pour que des interprétations qui peuvent révolutionner certaines âmes, pas encore à point, fassent en lui l’effet toujours bienfaisant de la vérité. En Rœmerspacher, nul de ces désirs romantiques qui, joints à la cruauté de la « connaissance positive », forment les mélanges détonants.