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LES PERPLEXITÉS DE FRANÇOIS STUREL

qui, durant les pires crises et contre tout bon sens, se blottissent dans quelque coin de notre âme. Il s’aperçut qu’il aimait toujours son Asiatique ; cependant il jugeait enfantin et contre nature de quereller une destinée pour laquelle cette sœur malheureuse était si évidemment marquée. Quand elle vivait, Sturel semblait prendre son parti de leur séparation : c’est qu’il avait la plus irréfléchie confiance dans la vie ; il ne doutait pas de retrouver un jour cette nomade, demeurée si près de son cœur. Certaines façons de sentir propres à Sturel ne pouvaient être appréciées que par Astiné, qui les avait favorisées. Dès l’instant qu’elle meurt, ces sources intérieures soudain vont être envahies par la glace. Sturel se sent plus isolé et plus secret. Il ne peut pourtant jouir de la paix amère de son deuil ; fixé sur son amie, il s’interroge avec épouvante sur Racadot et Mouchefrin.

Ce mardi soir, le même attrait pour l’horreur qui conduit l’assassin à la Morgue contempler le cadavre, mena Sturel rue d’Assas, où devait parler Racadot. À huit heures, il trouva dans la salle des conférences une trentaine de personnes ; des clients de brasserie à qui Léontine avait placé des billets, des amis de Rœmerspacher, de Sturel, de Saint-Phlin. L’influence du journal n’avait pas décidé le vrai public. Tous ces individus étaient des complaisants qui s’excusaient, sur leur charité. Des petits groupes riaient, causaient, mettaient en commun leur mépris protecteur de celui qu’ils allaient entendre. Rœmerspacher vint s’asseoir près de Sturel et lui montra, courbé dans l’ombre d’un pilier, Mouchefrin dont luisaient comme une