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LES DÉRACINÉS

Vendredi 22 mai 1885, la matinée de l’agonie ! Un témoin a dit : « Le râle était extrêmement douloureux à entendre ; c’était d’abord un bruit rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis il s’est affaibli, puis il a cessé. » Quelqu’un s’approcha d’une pendule, en brisa le ressort : une heure vingt-sept minutes de l’après-midi.

À la Chambre, bien qu’on ne siégeât pas, la salle des Pas-Perdus et les couloirs grouillaient ; députés et journalistes piétinaient en attendant les nouvelles. À une heure cinquante, on affichait cette phrase laconique, plus émouvante qu’aucun pathos travaillé : « Victor Hugo est mort à une heure et demie. » Le Palais-Bourbon se vida sur la maison mortuaire ; les parlementaires couraient au cadavre, pour lui emprunter de l’importance. Le Conseil municipal s’y rendait en corps après avoir levé sa séance. Déjà l’on disait que le maître, l’Aïeul, le Père serait enterré aux frais de l’État, exposé sous l’Arc de Triomphe et enseveli au Panthéon… Dans tout l’univers, averti par les dépêches, les témoignages se composaient, bientôt allaient affluer, bienfaisants : car, à les lire, et d’amour pour la gloire, des larmes ont monté de certains cœurs.

Ce serait une impardonnable mesquinerie, pensa Sturel, de se distraire de cette mort importante qui est une fermentation, un événement en train de développer des conséquences infinies, au profit d’un cadavre de jeune femme, d’une petite chose finie. Il est bien vrai que l’accidentel parfois peut arriver à nous posséder d’une manière impérieuse : madame Aravian a déposé en Sturel quelque chose qui ne périra pas ; mais ce fut une donation entre vifs, à