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LES DÉRACINÉS

la chaussée qui, sans parapet, surplombe la Seine d’une hauteur de cinq mètres environ. Depuis vingt minutes ils n’avaient rencontré personne. Comme toute l’eau du fleuve était ridée par le même souffle, ainsi leurs trois cœurs étaient contractés par le même sentiment. Le nabot Mouchefrin en serrant le bras de madame Aravian sous le sien la faisait se pencher. Elle lui dit :

— Vous voyez bien que vous êtes encore trop petit pour tenir les femmes autrement que par le jupon. Dans cette minute, Racadot, heureux d’entendre un homme humilié par une femme qui le ménageait, subit le charme de madame Aravian. Il ne parvint à haïr cette beauté parfumée qu’en se représentant la pauvre Léontine laide, en guenilles et méprisée. Excité par l’offense reçue et par la douceur de la jaquette de velours, Mouchefrin égrenait un chapelet d’horreurs.

— Assez de paroles, Antoine ! dit la voix basse, presque méconnaissable de Racadot.

En même temps, pour fouiller dans sa serviette de cuir, il lâchait le bras de Madame Aravian. Mouchefrin fut envahi d’une peur immense et sa mâchoire inférieure commença de claquer d’une manière convulsive. Brusquement la femme se dégagea, courut…

Son mouvement, sa fuite avaient été si prompts, si vigoureux, que les deux hommes n’avaient pu les prévoir ni les éviter. Ils ne poussèrent pas un cri, mais aussitôt la poursuivirent.

Teintes violettes d’un soir tragiques, sombres espaces, élan pour la tuer de ces jeunes gens qui l’eussent tant désirée. Leurs cris dans la nuit épandus !