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LES DÉRACINÉS

cupation, ce puissant qui ne veut pas se laisser réduire à l’impuissance offre un fort beau spectacle. Un projet, une chose abstraite, mais qui se réalisera en actes terribles, est en voie d’éclore dans ce lourd cerveau. C’est une onde insaisissable, des éléments de pensée, qu’il pourrait nier, qu’il ne sait même pas formuler, mais déjà il est redevenu l’optimiste qui a un but, le prisonnier qui entrevoit l’évasion possible… Enfin la construction cérébrale parut avancer et devoir bientôt s’accomplir, car, cédant à un mouvement passionné, il s’écria :

— Il faut savoir ce qu’on veut et s’entêter. De l’énergie ! de la volonté !… Oui !… c’est risqué… Mais c’est prompt !

Il réveilla Mouchefrin.

— À quelle bêtise as-tu pensé ? dit celui-ci en bâillant.

L’expression de Racadot, en une seconde, dissipa son sommeil comme le cri « Au feu ! » dans la nuit. Plus tard, la Léontine fut réveillée en sursaut par des protestations :

— Non… non…, disait Mouchefrin, c’est impossible. Je ne peux pas.

Depuis trois ans, elle avait connu Racadot et Mouchefrin presque enfants, adolescents, hommes, vieillis déjà par la souffrance. Les ayant vus ivrognes et amoureux, elle croyait ainsi savoir leurs pires déformations. Ils lui ménageaient des surprises.

Le grand Racadot était debout, la poitrine rentrée, la tête en avant, le menton plus avancé que la tête, pareil à un chien qui aboierait sans bruit. Mouchefrin, assis, semblait décomposé par la peur. Ils la regardèrent et se turent.