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LES DÉRACINÉS

grippe. Quant à onze heures, ils osèrent revenir rue Saint-Joseph, brisés, aspirant à leur misérable repos, ils trouvèrent porte close : leur passage était par le porche de l’imprimerie, fermée et vide, puisque sans travail. Après une fureur de Racadot qui s’emporta dans un délire de coups inutiles contre les lourds vantaux, ils virent que la Léontine pleurait. Sans argent, sans abri, ils comprirent, sous cette pluie fine, où il fallait en venir.

— Qu’est-ce que tu veux !… va, dit-elle, je trouverai toujours à la brasserie une amie qui me donnera l’hospitalité.

Cette drôlesse devenait une pauvre femme qui ne peut même pas opposer aux cruautés, la suprême arme de ses sœurs, un peu de grâce.

D’envoyer sa maîtresse à la prostitution, c’est une sensation d’horreur, de déchirement qui met dans l’âme quelque chose de frénétique et la volupté des impressions extrêmes. Les ténèbres de l’univers, l’hostilité des hommes, son isolement, tout prenait des proportions insupportables. C’est Robinson dans son île déserte, s’il avait dû tuer son chien !

La Léontine s’éloigna dans l’ombre vers les Halles, le long de la triste rue Montmartre, éclairée çà et là par les lueurs rouges des cafés et où s’engouffraient à tous instants de fortes ravales de vent :

— Antoine, dit Racadot, j’ai toujours été pour toi un ami sincère, un frère. Et aujourd’hui encore, notre dernière bouchée de pain, nous l’avons mangée avec toi.

— C’est vrai, dit Mouchefrin.

— Regarde comme le chagrin me change, quelle figure j’ai… Cette pauvre fille qui m’a toujours été