Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
379
QUINZE JOURS DE CRISE

son cou de jeune taureau. Un éréthisme brûlait son sang ; une sueur infecte l’inondait, répandait autour de lui une vapeur nauséabonde. Il resta un long temps à souffler, puis dans la pièce voisine appela Léontine.

Elle vint et, sans mot dire, effrayée, le regardait, mais lui s’attendrit :

— Pauvre fille !… Nous ne pouvons pourtant pas mourir de faim !

— Il reste quarante sous, — dit cette Verdunoise qui toujours interprétait de la façon la plus réaliste et traduisait en petits faits les théories générales.

— Va nous chercher de la charcuterie et une bouteille. Reste dehors une heure…

La Léontine sortie, il supplia Mouchefrin d’aller rue Balzac insister pour un prêt. Le nain, sans espoir, consentit à tenter la chance. Racadot se jeta sur les provisions que rapportait sa femme. Névropathe surmené, il souffrait littéralement de la faim. Quelque chose d’âpre, d’irrité était en lui. Il eût brisé toutes choses, tout être avec bonheur. Ayant mangé et bu, il retrouva son calme, et dit :

— Tout n’est pas perdu.

Il se remet à ses calculs. Le grave, c’est l’épuisement nerveux qui commence et pourra dangereusement commander son état moral et mental, ses résolutions. Il parait vigoureux, de forte hérédité et ignore les délicatesses ; il s’accommodait de la nourriture simple du lycée, et, dans Paris, tant de privations ne l’ont pas atteint ; mais ceci vient de l’anémier, que depuis trois mois tous les chiffres qu’il aligne, et de trente-six façons dispose, aboutissent à un déficit. La multiplicité des excitations qu’il a reçues