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LES DÉRACINÉS

Si Bouteiller se présente en Meurthe-et-Moselle, il lui servira d’agent : il y conviendrait, étant du pays. L’absurde, c’est qu’il voudrait de la Vraie République lui faire un journal électoral : Bouteiller a trop de sens pour donner de l’argent à une feuille parisienne sans influence locale et dont la concurrence irriterait les journaux nancéens ; mais, une fois député, il serait homme à relever, pour la faire sienne, la Vraie République. Et voilà le but dont Racadot se croit séparé seulement par le manque de douze mille francs qui lui suffiraient à gagner août-septembre.

Quand je vois ses lèvres lourdes, sa mâchoire serrée et portée en avant, je sens avec quel plaisir il se ruerait contre la société et les conventions, et je regrette extrêmement qu’il ne puisse voyager ou se terrer dans un coin : sans doute il a de la résistance, mais rendu paroxyste par les ennuis, ne prendra-t-il pas des résolutions regrettables ? Tout au contraire, dans la solitude, il s’apaiserait ; il serait bien capable de tourner ses pertes à son instruction, car il n’a pas de gloriole.

Remarquons-le en passant : cette absence de la tare littéraire, cette grande vertu — pas de gloriole ! — qui lui permet d’examiner avec clairvoyance les causes de sa déconvenue, a précisément déterminé cette déconvenue. Tandis que ses amis, toujours demeurés des individus, ne songeaient qu’à se développer, puis, dans le désastre, qu’à se sauver, lui, dès le principe, s’est conduit en être social, qui a le sens du groupe. Intelligence très réaliste et continuellement ramenée aux petits faits positifs par le besoin, il a tenu pour utile tout ce qui fortifiait la collectivité.