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LES DÉRACINÉS

Ce dernier, par délicatesse, sortit et s’enfonça, le ventre et les poches vides, dans l’immense Paris. La femme et le nain, pendant deux heures, se répandirent en injures affreuses contre Sturel, Rœmerspacher, Renaudin, Bouteiller, Suret-Lefort et Saint-Phlin. Abandonnés dans le fossé, ils souhaitaient avec fureur que la voiture emportant les vainqueurs, les traîtres, les Judas, se rompit et leur cassât les reins.

— Assez ! dit Racadot. Les pauvres n’ont pas le droit d’être fiers.

Il écrivit à Rœmerspacher, à Sturel, à Suret-Lefort, trois billets de la plus plate mendicité. Mouchefrin, ayant porté ces lettres, rentra vers neuf heures, sans réponse. Pour avoir du pain, ils vendirent des timbres-poste.

Et pourtant Racadot, dans son portefeuille, gardait deux billets de cent francs. Mais, sous le coup, ce pauvre, qui avait dissipé en moins de onze mois 40,000 francs, redevint subitement un de ces Lorrains qui, pendant les longues guerres dont fut ravagé son pays, se fut laissé chauffer par les Suédois plutôt que d’avouer où il cachait son blé. Le malheur fait ainsi sortir du civilisé, comme le loup du bois, le bandit, celui des pays de famine, de Sicile ou de Lorraine, la Bête de proie universelle. Plus particulièrement, une crise financière détermine une fièvre. « Au temps de Law, dit un historien, la Seine ne roulait que des cadavres. »