Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
357
UNE ANNÉE DE LUTTES

ne croyaient pas devoir consentir plus de 5,000 fr.

Le son de voix de la jeune femme transmettant cette décision à Racadot n’était pas encore évanoui qu’il la haïssait. Elle avait un air si indifférent à prononcer des chiffres ! Tel qui, dans un tripot, est en train de se faire dépouiller s’exaspère de l’impassibilité des perdants ou des gagnants que l’argent n’émeut pas. Racadot, c’est un paysan, et la vie qu’il se fait exigerait un tempérament de joueur. Ce gros homme fortement membré serait heureux devant une prairie : devant un tapis vert, il respire mal, son sang s’alourdit et l’engorge. De là, peut-être, certaines fureurs de bête campagnarde, jointes à une dure personnalité. Quelques années plus tard, aux couloirs de l’Opéra-Comique en feu, il eût été de ces terribles fuyards dont les couteaux furent retrouvés fichés dans le dos des brûlés.

À cette date de la mi-février, Racadot n’avait plus que 8,000 francs en poche et des ressources mangées à l’avance. Il crut que Rœmerspacher et Sturel demanderaient à leurs familles un sacrifice en faveur du journal compromis : ils n’y virent aucun intérêt. Il lui fallut bien accepter l’offre de madame Aravian. Mais fin mars, elle lui fit connaître que décidément on se passerait de ses offices. Comme le taureau bondit avec une épée maladroite dans le garrot, Racadot courut chez Bouteiller. Depuis quelques mois, il lui demandait des interviews que le professeur consentait moyennant qu’on tût son nom. Il lui exposa qu’il s’était engagé trop légèrement, sur le désir d’un diplomate, à publier des documents propres à contrarier le gouvernement. Il les lui soumit. On avait abusé sa bonne foi : il désirait, dans un sen-