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UNE ANNÉE DE LUTTES

tion : remarquable d’activité, d’audace, il attend trop des ressources qu’il entrevoit. Sa lourde main de paysan n’a pas le tact pour soupeser les valeurs imaginaires dont vit un intrigant de la presse. Et puis, dans les chantages, il est un peu goujat : il presse trop.

Pour l’instant, il tient une bonne affaire que lui a procurée Mouchefrin. Et par qui ? Par Astiné.

Mouchefrin, qui n’a pas un bon tailleur et qui n’a pas le cœur noble, déplaît ; il fait voir tout de même quelque chose d’analogue à la fierté. Comme la sèche trouble l’eau par l’émission volontaire de son encre pour aveugler l’ennemi qui la poursuit, il secrète et projette, en façon de sépia, des propos acres, insultants. À madame Aravian qui l’interroge sur Sturel, il répond :

— Il aime de plus en plus la petite Alison et ne m’a même pas écouté quand je lui disais votre retour.

Astiné joue avec ses turquoises et ses perles ; elle n’a rien à dire contre cette dureté de Sturel, mais, si nerveuse, elle ressent une jolie honte secrète, car elle veut être celle qui ne tourne jamais la tête. Désormais ce Mouchefrin, parce qu’il l’a blessée, existera pour elle. Qu’il soit insultant, elle en est agréablement excitée ; elle le bafoue d’une façon supérieure et goûte l’affreux plaisir d’avilir un être : elle se fait de lui, peu à peu, un besoin comme d’un bouffon. Elle s’en explique joliment à un ami, diplomate français, aujourd’hui à X…, et avec qui jadis elle a visité le pays d’Égypte, si bien fait pour lui plaire :