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LES DÉRACINÉS

— Ils sont touchés ! — lui répliquait son convive. Mais c’est question d’amour-propre : ils ne veulent pas qu’on ait compté sur eux pour faire vivre le journal. Il faut leur prouver qu’on a d’autres ressources.

On chercha un bailleur de fonds. Le maître chanteur croyait au hasard, à sa bonne étoile : tous ces gens qui finissent en correctionnelle sont des esprits mous ; incapables d’embrasser la série des causes et des conséquences, ils parlent du hasard.

— On ne sait jamais, disait niaisement celui-là, quel est l’homme capable de mettre de l’argent dans un journal.

Il présenta à Racadot des personnes qui n’avaient pas de semelles à leurs souliers, et qui fortifiaient chacune de leurs phrases des adverbes « loyalement, franchement ». Il feuilleta le Bottin, s’informa en tous lieux des négociants « susceptibles de s’intéresser à un journal », — qu’il appelait tour à tour des « enrichis intelligents » ou des « parvenus vaniteux ». Il eût fallu être en mesure d’offrir la croix ou la députation.

— Ah ! — disait avec envie le secrétaire général,

— si, comme M. Renaudin, je fréquentais Portalis !

On ne trouva pas le bailleur de fonds, mais les établissements commencèrent à s’émouvoir. Mille bruits en coururent à la honte de la Vraie République. Hélas ! de ces bruits, dix à peine étaient justifiés.

— Patience ! patience ! répétait l’ingénieux gentilhomme. Ils m’estiment et ils chanteront !

C’est vrai que Racadot manquait de patience. Il n’était pas un spéculateur d’esprit libre, qui se sent une année devant lui et supporte allègrement les