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UNE ANNÉE DE LUTTES

et les distinctions qu’il établissait entre les ventes de silence « qui réellement ne sont pas dangereuses » et les articles de pression « dont il faut en effet se défier », se le représentait humble, défait, subtil, au banc des accusés en correctionnelle, et il pensait : « Comme c’est plus simple d’avoir des partis pris ! » Il voyait clair que dès maintenant la notion d’honnêteté était détruite en son vieux camarade. Un praticien habile, en posant de petits tampons d’arsenic sur le nerf dentaire d’un patient, arrive à le détruire totalement et avec triomphe il conclut : « Vous ne sentez plus rien ! » — Du même ton que le névralgique soulagé, Renaudin, quand on essaie d’irriter les délicatesses de l’honnêteté, peut répondre :

— Rien, je ne sens rien du tout.

Ce n’est pourtant pas que cet élève de Portalis et des « salons du parlementarisme » n’ait gardé telle naïveté d’âme qui ferait rire au boulevard, un touchant réalisme lorrain, — notamment quand il expliqua d’une façon dégoûtante et familière une éruption qu’il avait eue au visage :

— Je suis heureux maintenant ; ma santé est excellente. J’ai une maîtresse qui a eu l’idée de me faire à minuit, chaque jour, une côtelette aux épinards. Cette ingénue reconnaissance d’un amant rattache Renaudin à l’humanité, mais acheva de dégoûter Sturel qui résolut de rompre avec la Vraie République.

Pour avoir senti sous son pied mollir la rive du vaste cloaque de la presse, telle que l’a faite le système de chantage général qu’est le parlementarisme français, voilà Sturel qui recule ! Dès ce moment, on voit bien que s’il a l’esprit élégant, plein de feu, il