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LES DÉRACINÉS

des crises de conscience les plus pénibles qu’il m’ait été donné de subir, moi, qui, je puis le dire, en ai subi de si douloureuses dans l’année 1871 où le devoir s’obscurcissait en même temps que la notion de patrie et l’idée d’humanité. Cette nuit, j’avais à choisir entre deux devoirs. Le gouvernement de la République m’appelle dans un lycée de Paris. Dois-je accepter ? Dois-je quitter des intelligences auxquelles je me suis attaché, auxquelles je puis encore être utile ?

« Je n’ai pas besoin de vous dire que l’idée d’avancement n’a pu un seul instant plaider dans ce débat intérieur. À celui qui depuis des mois est le compagnon de votre pensée, vous ferez bien l’honneur d’accorder qu’il n’envie d’autre poste que celui où il peut rendre son maximum de services.

« Mais, précisément, dans l’espèce, suis-je juge de mon utilité ?

« Si le gouvernement de la République dispose de ce que j’ai de forces, ne dois-je pas m’incliner ? Les considérants que j’apporterais dans cette discussion ne seraient-ils pas, à mon insu, l’expression du plaisir que je trouve parmi vous ? Oui, nous avons fait le plus pénible de notre tâche. Nous sommes des caractères qui avons appris à nous connaître. Il ne nous restait plus qu’à jouir de l’atmosphère fortifiante des sommets. Dans le début, nous nous étions un peu attardés aux philosophes d’Ionie ; et l’on coupe court difficilement, je l’avoue, aux entretiens de Socrate. L’hellénisme examiné, nous allions presser le pas, traverser plus rapidement des cultures notables, mais qui n’intéressent pas votre vie. C’est alors que nous aurions embrassé une grande pensée, la plus ample