Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
LE LYCÉE DE NANCY

particuliers que nous citons, il avait jugé qu’il n’appartient pas à un brouillon qui se pique de générosité de maintenir quelque chose de pourri dans une collectivité.

Il y a dans cette règle morale un élément de stoïcisme, et aussi un élément de grand orgueil, — car elle équivaut à dire que l’on peut connaître la règle applicable à tous les hommes, — et puis encore un germe d’intolérance fanatique, — car concevoir une règle commune à tous les hommes, c’est être fort tenté de les y asservir pour leur bien ;

— enfin il y a une méconnaissance totale des droits de l’individu, de tout ce que la vie comporte de varié, de peu analogue, de spontané dans mille directions diverses.

Cette dure morale sert M. Bouteiller. Par ces manœuvres, il donne des gages à ses grands amis de Paris ; — je doute que ce fût un calcul, ces natures abstraites étant, par définition, dégagées des mesquineries ; — mais les partis, s’ils aiment qu’on les serve, apprécient surtout qu’on se coupe toute retraite vers leurs adversaires. Par la puissance et par la discrétion de son travail, — en toute carrière, n’est-il pas légitime qu’un débutant se laisse exploiter ? — et surtout par son zèle sectaire, il mérita l’estime de Gambetta, qui sans trêve recrutait des hommes. Un jour de mai, le jeune professeur monta dans sa chaire plus blême, plus grave, plus homme de conscience que jamais et, après un long silence, ayant levé les yeux sur les élèves qu’émouvait un pressentiment :

— Messieurs, leur dit-il, je viens de traverser une