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LES DÉRACINÉS

l’augmenter, voire de le défendre ; elles lui préfèrent la considération et ne feraient pas tort d’un sou à leur prochain. Elles ont un haut sentiment de la dignité de leur rang et, se sachant des bourgeoises, mettent leur juste orgueil à être de bonne bourgeoisie. Elles connaissent des histoires du passé et les content avec une verve pittoresque. Elles aiment la jeunesse et sont indulgentes aux garçons. Sans qu’on puisse en rendre un compte exact, on voit qu’avec elles meurt une part essentielle de la France, la vieille vie provinciale, celle qui avait ses racines profondes.

De quoi ces petites villes perdent-elles l’âme ? Du départ des fils pour la ville ; de l’arrivée des Allemands. La race germaine se substitue à l’autochtone dans tout l’est de la France. Vaut-elle moins ? — Oui, car elle est étrangère. Par ces immigrés, le type se modifie et se gâte. Il se maintient encore en Sturel qui fut vraiment l’enfant des femmes. Il doit tout à sa chère mère, si curieuse de la vie, à ses grand’tantes, qui furent les plus caractérisées de ces vieilles Lorraines. Sturel serait porté à leur reprocher leurs idées stationnaires, et même rétrogrades, parce qu’elles s’opposaient à son départ pour Paris. Il les juge superficiellement : elles conservaient tant bien que mal l’esprit de cette honorable et vigoureuse bourgeoisie provinciale, qui semble aujourd’hui saignée ou supprimée par les grandes secousses de la Révolution, par les guerres de l’Empire, pas le fonctionnarisme, mais qui tout de même a duré assez pour assurer aux idées de l’Encyclopédie une diffusion telle que jamais plus, semble-t-il, la France ne sera privée de leurs parties essentielles.