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« LA VRAIE RÉPUBLIQUE »

Et sur sa belle figure, soudain animée, son regard brilla, ardent et moqueur. Ce fut un éclair, à peine saisissable ; mais l’accent demeurait dans l’air, qui inquiéta, blessa les deux jeunes gens : car ce « Ah ! » d’une extraordinaire intensité de raillerie, voulait dire : « Ah ! vraiment, chers messieurs ! rien que cela ! peste ! vous êtes toujours un peu de Nomény et Neufchâteau !… » Sturel, si nerveux, sentit bien qu’il n’y avait pas de bonté, mais une dure gouaillerie, dans cette intonation où l’on sentait la supériorité du politicien plutôt que la maîtrise du philosophe. Bouteiller rectifia sa physionomie, son regard, son ton, il reprit :

— C’est curieux !

Il parle maintenant en homme qui a rajusté son masque. Ces jeunes gens viennent à l’improviste d’évoquer un objet de ses rêves. Il aborde l’essentiel :

— Il faut beaucoup d’argent.

Rœmerspacher expliqua que le journal aurait peu de frais, grâce à sa rédaction gratuite.

Bouteiller avait reconnu tout de suite des enfants prodigieusement ignorants des réalités, mais ils pouvaient au moins avoir de l’argent. Il les méprisa et retrouva son indifférence glacée. Quand l’eau dans un récipient atteint au degré de congélation, elle est transformée en masse solide par le moindre mouvement.

— Dites-moi, messieurs, leur dit le grand homme. Si vous voulez faire un journal, vous mêler à la vie publique, vous connaissez sans doute la situation des partis, la caractéristique de leurs chefs, de leurs orateurs ou publicistes ?… Quelles sont vos sympathies ? Comment vous classez-vous ?