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LES DÉRACINÉS

sance, s’injectèrent de sang. Il n’avait plus que cinq jours avant l’apparition du journal.

— Qu’est-ce que tu me veux, Renaudin ? disait-il. Pourquoi me parles-tu ainsi ? Tu vois bien que tu me fais du mal !… Toi, un vieux camarade, tu ne veux pas m’aider ?

Enfin, Renaudin fut satisfait : Racadot, qui ne pouvait se passer de ses conseils, lui consentit un traitement mensuel et payable d’avance de trois cents francs. Il en reçut immédiatement un excellent avis : moyennant deux cents francs par mois, le reporter d’un grand journal s’engagea à communiquer à la Vraie République la feuille de l’agence Havas, qui coûte six cents francs.

Sturel, Rœmerspacher, Saint-Phlin, Suret-Lefort demeurent étrangers à ces détails matériels. Le journal est une occasion de classer leurs idées, de préciser et libérer leur personnalité. Comme elle augmentera, et avec les plus graves résultats, cette divergence aujourd’hui peu sensible, qu’entraînent leurs conditions économiques si opposées !

Du moins, mai 1884 est, pour eux tous, une période d’allégresse vitale : c’est enfin un objet extérieur qui est le mobile de leurs jeunes énergies. On ne les a élevés qu’avec des livres : les voici arrivés au moment où leur éducation produit son effet normal et complet ; ils vont ajouter à la masse des imprimés. Tous les jeunes Français, dans les lycées, sont dressés pour faire des hommes de lettres parisiens. C’est l’affirmation de leur virilité totale, leur premier acte après tant de singeries qui les y préparaient.

Un tel bonheur décolore le monde : que nous souffrions, voilà ce qui le nuance et qui lui donne