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LES DÉRACINÉS

vérité qu’obtenir un effet immédiat sur l’auditoire.

— Vous avez mille fois raison, reprend l’économiste, c’est très souvent ainsi qu’il faut entendre les opinions d’orateur. Elles ont un sens aussi longtemps que résonne la voix qui les émet. Ce sont des vérités locales et momentanées. Mais, selon moi, au cas particulier, Gambetta voulait dire que la question sociale n’est pas du ressort de la politique, qu’elle est insoluble pour un homme d’État et ne peut intervenir dans ses décisions… Distinguons ! Il y a des crises économiques, mais la question même du prolétariat déborde l’espace de temps — vous disiez un semestre — où peut s’étendre la prévoyance d’un homme politique. Ce qui renverse un gouvernement et qu’il faut toujours surveiller, ce sont les déclassés qui, dignes d’y prendre place, se heurtent à des obstacles infranchissables. Dans notre système, cela n’est point à craindre. Nous accueillons tous ceux qui sont en mesure de s’imposer. Nous sommes précisément un personnel de déclassés : la délicatesse des salons peut en sourire ; il n’appartenait à personne qu’il en fût autrement, et c’est l’explication du meilleur et — disons-le entre nous — du pire qu’on a fait en France depuis un siècle. En conséquence, qu’ils le veuillent ou non, les plus ardents révoltés de cette heure seront nôtres dans dix ans.

— Pardon, — dit le baron de Reinach, — je crains que vous n’en produisiez trop, des hommes de valeur, des déclassés ! Avez-vous calculé ce que la province, chaque jour, expédie sur Paris de bacheliers remarquables et pleins d’appétits ? Le voilà, votre danger : la surproduction du mérite.

Il est très probable qu’à la longue c’est le baron,