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LE LYCÉE DE NANCY

tion sans y perdre toute valeur morale. Soudain un homme d’une grande éloquence communiquait à ces jeunes garçons le plus aigu sentiment du néant, d’où l’on ne peut se dégager au cours de la vie qu’en s’interdisant d’y songer et par la multitude des petits soucis d’une action. Dans l’âge où il serait bon d’adopter les raisons d’agir les plus simples et les plus nettes, il leur proposait toutes les antinomies, toutes les insurmontables difficultés reconnues par une longue suite d’esprits infiniment subtils qui, voulant atteindre une certitude, ne découvrirent partout que le cercle de leurs épaisses ténèbres. Ces lointains parfums orientaux de la mort, filtrés par le réseau des penseurs allemands, ne vont-ils pas troubler ces novices ? La dose trop forte pourrait jeter chacun d’eux dans une affirmation désespérée de soi-même ; ils se composeraient une sorte de nihilisme cruel.

M. Bouteiller, après une étape dans le scepticisme absolu, et sitôt les vacances du nouvel an passées, croyait bien avec Kant et par l’appel au cœur reconstituer à ses élèves la catégorie de la moralité et un ensemble de certitudes. Ils ne le suivirent pas.

C’est que la force vive de la puberté s’amassait dans leur sang. Les plus banales mélancolies ont une puissance infinie dans les jeunes poitrines qu’elles emplissent. En vain, le 8 janvier 1880, il se surpassa en dignité et, comme on dit des prédicateurs, en « pectus », pour leur commenter la page sublime : « Deux choses comblent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants, et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au dedans. » Ce