Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
LES DÉRACINÉS

conteste pas, de vastes collaborations inconscientes et anonymes qui jettent, à la façon de l’océan sur la grève, les idées révolutionnaires. Mais les grands hommes se chargent de ramasser, de trier ces richesses. Voulons-nous être ces endosseurs, ces audacieux qui prennent des responsabilités devant leurs contemporains ? Telle est la position exacte du beau problème qu’en nous réunissant ici j’ai voulu soulever.

Mouchefrin, qui suivait avec passion ce débat, trouva, dans son émotion, une pensée vigoureuse :

— Votre Napoléon était préparé pour présider à la réorganisation de la France sur table rase, parce qu’en son âme d’étranger et d’homme supérieur, aucune des institutions de la monarchie n’avait jamais été une chose vivante. Il pouvait être représentatif des nouveaux préjugés, parce qu’il ne ressentait aucun des anciens. Eh bien ! pour tout l’ordre social moderne, ressentons-nous rien d’autre que du mépris et de la haine ? Nous sommes désignés pour le détruire.

— Craignons, — dit Saint-Phlin choqué, — de demeurer négatifs : Napoléon à toutes les minutes eut un sentiment très vif de son devoir.

— De sa destinée ! rectifia Sturel.

— De sa culture ! interrompit Rœmerspacher.

« Il y a des mots déterminants, dit Pascal, et qui font juger de l’esprit d’un homme » : destinée, devoir, culture, voilà bien les trois termes où Sturel, Saint-Phlin, Rœmerspacher, se devaient résumer. — Suret-Lefort, lui, pensait à paraître ; Racadot et Mouchefrin, à jouir ; Renaudin, à manger.

— Eh bien ! dit Suret-Lefort, peu importent les