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LES DÉRACINÉS

Russie : « Il n’y a d’homme puissant que celui à qui le tzar parle, et sa puissance dure autant que la parole qu’il entend. » Alors même que la parole de Napoléon ne durera plus, quand elle aura cessé d’être une chose positive, quand son code, ses principes de guerre, son système autoritaire auront perdu leur vitalité, une vertu de lui émanera encore pour dégager les individus et les peuples d’un bon sens qui parfois sent la mort et pour les élever à propos jusqu’à ne pas craindre l’absurde.

On le voit bien, ce 5 mai 1884, que son contact encore a la puissance de grandir les âmes. Cette mystérieuse réunion présente les caractères d’une transfiguration. Ces enfants, tout à l’heure quelconques sur l’esplanade des Invalides, ont maintenant l’aspect d’une bande de jeunes tigres. Mouchefrin, avec des yeux changeants, brillants, va et vient de cinq ou six pas le long de la balustrade en boitant à cause de ses chaussures. Seul Renaudin fait un peu le ricaneur, mais tout de même, pour venir, il a abandonné un rendez-vous d’où dépendait une affaire de publicité.

Si quelqu’un des étrangers qui visitaient la coupole eût examiné ce groupe de jeunes gens tous divers, mais chauffés au degré impérial, chaque observateur les eût interprétés d’une façon différente, comme les commentaires varient sur tous les poèmes, mais chacun en eût été ému. C’est que littéralement ils évoquaient les morts.

Quand le héros de l’Odyssée selon les rites de la vieille nécromancie a versé le sang chaud des brebis, les âmes des trépassés montent en essaim de