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LES DÉRACINÉS

Sturel, les Rœmerspacher, les Suret-Lefort, les Renaudin, les Saint-Phlin, les Racadot, les Mouchefrin qui, le 5 mai 1884, entourent son tombeau et viennent lui demander de l’élan, lui apportent aussi leur tribut. Sous tous les Napoléons de l’histoire, qu’ils ne contestent pas, mais qui ne les attacheraient pas, ils ont dégagé le Napoléon de l’âme.

Sans parti pris social ni moral, sans peser les bénéfices de ses guerres ni la valeur de son despotisme administratif, ils aiment Bonaparte : nûment. Sa plus belle effigie, à leur gré, c’est de Canova, à Milan, dans la cour de la Brera, son corps de héros tout nu avec sa terrible tête de César.

Oui, nûment et sans circonstances ! Nul excitant ne le vaut pour mettre notre âme en mouvement. Elle ose alors découvrir sa propre destinée. C’est la vertu profonde qu’il se reconnaissait, disant : « Moi, j’ai le don d’électriser les hommes. » Ce Napoléon-là, celui qui touche, électrise les âmes, qu’il soit l’essentiel, on le vit bien à son lit de mort, quand il eut prononcé les dernières paroles que lui imposait sa destinée : sa volonté prolongée par-delà son souffle fit sur ses traits un superbe travail de vérité ; après avoir flotté un moment, comme s’ils cherchaient leur type pour l’immortalité, ils se rapprochèrent de l’image consulaire. — Aux heures du Consulat, et quand s’élargissaient les premiers feux de sa gloire, on voyait encore un Bonaparte songeur, farouche, avec le teint bleuâtre des jeunes héros qui rêvent l’Empire. Monté au rôle de César, ce capitaine de fortune adoucit sa fierté amère, il garnit en quelque sorte le dur, le coupant de ses traits, il prit l’ampleur, la graisse de