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LES DÉRACINÉS

désirs, d’épouvantes et de toutes ces fureurs que notre éducation romantique et politique nous dispose à concevoir comme généreuses et fécondes ; gorgé, jamais saturé, et prêt encore à recevoir quelque ivresse nouvelle. Ces maisons basses, ces ombres qui passent auprès d’eux dans la nuit, ces marchands de vin éclatants, toute cette vie installée sur cette terre glaise, à la moindre impulsion, ne va-t-elle pas glisser sur la Ville ? Du quartier des bibliothèques ils sont venus vers ce mont de l’instinct ; dans ce grouillement, Rœmerspacher commence à céder.

— Si tu t’abandonnes à tous les mouvements de la vie, dit-il, quelle part fais-tu à la réflexion ?

— Agir, réplique Sturel, c’est annexer à notre réflexion de plus vastes champs d’expérience. Il faut d’abord dénombrer les sentiments qui bouillonnent dans les êtres et les classer suivant la prise qu’ils offrent à un dominateur. Cela fait, nous pourrons placer des hommes dans des circonstances arrêtées d’avance, et en obtenir des effets prévus. C’est, en somme, soumettre à l’expérimentation des vérités psychologiques. Bel objet pour toi que passionne la science et pour moi qui me préoccupe de dépenser mon activité.

— D’où juges-tu qu’on puisse ainsi mécaniser les hommes ?

— Qui donc l’a jamais contesté ? C’est dans l’Orient que tu en vois les plus fréquents, les plus fameux exemples. Espaces sacrés de l’Orient !… Le don de suggestionner la personnalité des autres et sa propre personnalité se manifeste de différentes manières, selon le génie particulier des époques ; prenons en exemple Loyola : c’est ici même, sur cette butte,