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LE LYCÉE DE NANCY

préhistorique : à la campagne, je comprenais mieux les Géorgiques.

De telles réflexions, où l’on sent l’influence d’un ecclésiastique médiocre et cultivé, mais enfin intéressantes, déplaisaient à M. Bouteiller, parce qu’en troublant de rire la classe, elles déplaçaient les effets, et dérangeaient sa mise en scène. Et puis, il n’aimait pas Gallant de Saint-Phlin.

Ces enfants réunis de tous les points de la Loraine avaient dans toute son âpreté le magnifique sentiment égalitaire du paysan français. Ils découvrirent aussitôt que M. Bouteiller avait pris ce ton avec la grand’mère de leur camarade parce que les Saint-Phlin étaient des ennemis de la République. Le retentissement fut immense, hors de la classe de philosophie, dans tout le lycée subitement informé.

L’Université est un puissant instrument d’État pour former des cerveaux : elle a enseigné le dévouement à l’Empire, aux Bourbons légitimes, à la famille d’Orléans, à Napoléon III ; elle enseigne en 1879-1880 les gloires de la Révolution. À toutes les époques, elle eut pour tâche de décorer l’ordre établi. On peut se croire à dix-sept ans révolté contre ses maîtres ; on n’échappe pas à la vision qu’ils nous proposent des hommes et des circonstances. Notre imagination qu’ils nourrissent s’adapte au système qui les subventionne. Dans les lycées, on est républicain ; dans les établissements religieux, réactionnaire et clérical. Georges Suret-Lefort, qui sortait d’un collège de prêtres, n’aimait pas la République. Sans doute, la supériorité de manières et de fortune de ses camarades bien nés l’avait froissé, mais au milieu des vulgarités du lycée il oubliait leur arro-