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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

ses interrogations aboutissent à de si rapides et brutales lumières, insista d’un dernier mot :

— La politique ?

— Oh ! qui peut calculer les conséquences d’une réforme ? Nous approuvons un peu au hasard les programmes qui témoignent des intentions les plus généreuses… Nous nous passerons de système jusqu’à ce que vous nous ayez donné vos conclusions. Cette honnête flatterie ne déplut pas. Le philosophe resta quelques instants à méditer sur le nihilisme ou plutôt sur le vide dénoncé en termes si simples par un jeune homme qui ne semblait ni bas ni médiocre. Tout en marchant, il avait le plus souvent tenu la tête baissée, puis soudain il la relevait pour fixer le ciel. Son regard presque jamais n’allait à hauteur de Rœmerspacher ; évidemment, il suivait exclusivement les idées émises sans les vérifier sur la physionomie de son jeune interlocuteur. Il causait avec une espèce plutôt qu’avec un individu. Tout au moins, était-il tombé sur un excellent spécimen. Rœmerspacher est en voie d’acquérir par ses études la conception rationnelle du monde qui nous est imposée dans l’état actuel des sciences ; mais il révèle autre chose que les besoins logiques de son jugement : les besoins moraux de ses sentiments.

Les réflexions qu’en fit M. Taine l’amenèrent à poser une série de questions plus personnelles et minutieuses : de quel endroit était Rœmerspacher ? s’il avait des parents ? s’ils habitaient Nomeny depuis longtemps ? si l’on peut travailler à la Faculté de Nancy ?

— En 1864, lui disait-il, j’ai admiré le bel aspect opulent et paisible de cette ville. Une pareille cité