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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

une profession de foi décidée. Eh bien ! M. Taine parut goùter que le jeune homme n’improvisât pas quelque belle réponse de circonstance. — Il y a dans notre pays de nombreux esprits qui veulent qu’à tout problème posé on fournisse une solution nette. Grâce à notre éducation littéraire ou, plus exactement, oratoire, nous préférons aux indications délicates d’une pensée qui tâtonne la rotondité d’un beau discours. Mais préciser une question et la laisser en suspens, n’est-ce pas en marquer excellemment l’état ? — Rœmerspacher, qui a si bien défini l’œuvre de ses aînés : « Ils passèrent de l’absolu au relatif », appartient à une génération établie dans le relatif et qui constate pourtant la difficulté de se passer d’un absolu moral. Cet instinct, dont le jeune homme ne prend peut-être pas une conscience claire, se marque par sa répugnance au matérialisme amoral.

Un Taine aurait le droit de s’étonner que ce jeune homme ne distingue pas une éthique dans les méthodes scientifiques qui ont commandé la vie de Renan, de Littré et la sienne propre. Mais cet insatiable curieux de l’esprit humain n’est pas homme à laisser dévier sa petite enquête. Est-il spectacle plus émouvant que de suivre, à vingt-cinq années de distance et chez un être d’élite, l’activité, la force des idées que jadis on a recueillies, élaborées et qui, sans jamais tomber dans le néant, toujours se transformeront ?…

— Si votre maître était un kantien, il a dû vous donner une conception du devoir ?

— Comment donc ! — dit Rœmerspacher, avec son bon rire de carabin méprisant. — L’appel au cœur !…