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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

merspacher sut témoigner son profond respect avec simplicité. La seule gêne dont il souffrit, c’est qu’au fond de son âme mille notions se levaient, saluant leur auteur dans ce visiteur royal, et qu’il devait observer les distances entre un modeste étudiant et celui dont il se savait le familier. Rœmerspacher n’est pas un esprit qui subit ; même dans cet instant, il juge. Ce n’est pas sous une impulsion de poète ou de nerveux, c’est par un naïf sentiment de l’équité, encore intact des « trop de zèle ! » que nous jette l’expérience, qu’il voudrait, dans son premier élan, dire à ce vieux monsieur :

« Voici ce que je tiens de vous, et il y a en vous ceci que je comprends, que j’aime et que j’essaie d’acquérir… Mon maître, mon père, comme je suis heureux de vous voir et de me faire reconnaître aux signes indéniables que je porte ! »

Heureusement, ce jeune homme, s’il avait du cœur, possédait aussi du tact ; il s’en tint à répondre quand M. Taine l’interrogeait. Surtout, il tâchait de bien le voir, pour en garder une image complète.

Le philosophe avait alors cinquante-six ans. Enveloppé d’un pardessus de fourrure grise, avec ses lunettes, sa barbe grisonnante, il semblait un personnage du vieux temps, un alchimiste hollandais. Ses cheveux étaient collés, serrés sur sa tête, sans une ondulation. Sa figure creuse et sans teint avait des tons de bois. Il portait sa barbe à peu près comme Alfred de Musset qu’il avait tant aimé, et sa bouche eût été aisément sensuelle. Le nez était busqué, la voûte du front belle, les tempes bien renflées, encore que serrées aux approches du front, et l’arcade sourcilière nette, vive, arrêtée finement. Du fond de ces