Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
188
LES DÉRACINÉS

nal ; ses collaborateurs déclarèrent l’article assommant et le prièrent de laisser là ses « littérateurs ».

Or, le surlendemain, étant à sa table de travail, Rœmerspacher entendit qu’on frappait à sa porte, — la troisième à gauche, au deuxième étage de l’hôtel Cujas, — et, du fond de son unique chambre, sans bouger, il cria :

— Entrez !

Un inconnu, presque un vieillard, plutôt petit, d’aspect grave et simple apparut, examina d’un coup d’œil cette installation d’étudiant, le lit avec des vêtements épars, l’étroite table de toilette, les livres nombreux, tout un ensemble joyeux et sympathique.

— Vous êtes bien monsieur Rœmerspacher ? dit-il. Je suis monsieur Taine.

Évidemment l’illustre philosophe, intéressé par le travail de cet écrivain ignoré, avait passé aux bureaux du journal ; et de là, cédant à sa bienveillance, à la curiosité, il était venu jusqu’à l’hôtel garni où, sous le même toit que trente filles, le jeune garçon s’enivrait de travail.

Et maintenant, M. Taine est assis auprès de Rœmerspacher, il l’examine, il lui applique ces mêmes regards, cette même intelligence, cette méthode aussi, qui ont été ses instruments pour contempler tant d’œuvres d’art, tant de figures historiques, tant de civilisations.

Sturel, dans cette situation, eût ressenti les mouvements de honte et de bonheur suprême que put éprouver Lamartine quand M. de Talleyrand, en 1820, ayant lu les Méditations, lui envoyait un brevet de gloire ; attentif à se montrer digne de cette visite, peut-être, sur le moment, n’en eût-il point joui. Rœ-