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LES DÉRACINÉS

Sur ce mot, ils se regardèrent, et, incapables d’exprimer la fureur, l’humiliation qui dans cet instant faisait d’eux des frères misérables, ils s’étreignirent.

— Antoine, dit Racadot, nous sommes des gêneurs dont on aspire à se débarrasser. Notre diplomatie, c’est de les lier en leur rendant service : en un mot, les obliger.

— Obliger qui ? Rœmerspacher, Sturel, Saint-Phlin, Renaudin, Suret-Lefort ?…

— Et Bouteiller, — ajouta Racadot, imposant par son regard son énergie à son compagnon.

— Comment leur être utile ? moi qui pourrais bien mourir ici sans qu’ils s’en aperçussent !

— Les chiens maigres doivent se mettre en chasse plus tôt que les gras. Et ceux-ci pourtant commencent à donner de la voix… Tu te plains que tes écureuils ne te soient pas un gibier suffisant : eh bien ! si tu n’agis pas, ils demeureront ton ordinaire… Ah ! mon petit Mouchefrin, — et il s’animait, — tu ne veux pas travailler en souffrant, ce qui est un des moyens pour jouir plus tard de la vie !… À défaut de la puissance du labeur, ayons du moins quelque ingéniosité d’expédients.

— Tu as un plan ? dit Mouchefrin.

— Les cuistres ! continuait Racadot. Ils ont besoin de Taine pour apprécier les égoïsmes et les gaspillages du système social. Il ne nous regarde donc jamais, ce Rœmerspacher !… Des minutes comme celles-là m’expliquent la haine qui m’emplissait déjà quand je tapais sur eux au lycée… Mais voilà des querelles qui ne se règlent pas à jeun, mon petit ! Et si pour obtenir une place à table, il faut leur con-