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LES DÉRACINÉS

— Ma voisine a quelqu’un… Quand l’homme sera parti, elle me prêtera bien un bout de chandelle.

Ces deux grands garçons, barbus et dont l’un était un hercule, demeurèrent dans le silence à écouter gémir la paillasse de la prostituée… Sache, lecteur offensé, qu’il leur eût été plus agréable d’avoir des sentiments délicats. Précisément, c’est la conscience qu’ils ont de leur ignominie qui crée l’ignominie : car c’est encore de la solidarité de faire appel à une fille ; mais Mouchefrin songeait que ses amis eussent usé de celle-ci et l’auraient payée, tandis que lui était son obligé. L’horreur de cette obscurité et de cette attente ajoutait de la force aux sentiments de ces deux parias. Mouchefrin, préparé dès l’enfance, eût fait un délicieux et heureux Scapin : il pillerait l’argent des filles sans en souffrir ; au contraire, pour un élève de la morale kantienne, c’est une humiliation intolérable. — Encore, s’il avait eu, comme Gil Blas, le bachelier de Salamanque, des maîtres sans dignité !… Hélas ! le bachelier de Nancy, par Bouteiller, a connu des mouvements de l’âme héroïques.

Quand la porte s’ouvrit et que le consommateur descendit l’escalier, Mouchefrin sortit et rapporta une bougie. Tout en faisant couler du suif pour la fixer, il mêlait à d’ignobles injures les noms de Rœmerspacher, de Suret-Lefort, de Sturel, de Saint-Phlin, de Renaudin. Dans la demi-obscurité, ce gnome à la voix pointue, et qui marchait comme un boiteux, semblait cuisiner quelque sorcellerie de haine.

— Assez ! dit Racadot, les exécrer, c’est du luxe sentimental. Il vaudrait mieux t’en faire aimer… La plupart d’entre eux arriveront haut ; non qu’ils aient du génie, mais parce qu’il faut trouver dans chaque