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UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT

comme on va voir, eut pour la combinaison de désastreuses conséquences. Le sens d’étiquette de Portalis, cette morgue ou plus exactement ce snobisme que nous avons déjà signalés, furent ici un facteur important. Logiquement la lettre adressée au prince eût dû paraître seule ce soir-là et la réponse venir dans le numéro suivant. Non seulement Portalis voulut qu’elle parût sitôt apportée au journal, mais encore qu’elle parût en tête du numéro. Il faut se souvenir de ce qu’était en septembre 1873 ce nom de Napoléon et l’effet terrible de cette signature éclatant en lettres formidables en première colonne d’un Journal républicain. La rue, le Parlement, la presse, tous crièrent à la trahison. Il n’y avait pas alors d’argumentation qui pût tenir contre le sentiment. La plupart des rédacteurs donnèrent leur démission ; Portalis s’affaissa ; Girard vint à son aide.

Durant ces années, Girard s’était tenu à l’écart ; il venait en ami aux journaux de Portalis quelquefois, mais le plus souvent pour l’accompagner au théâtre qui est sa passion. Il avait reconstitué sa « boîte à bachot » avec de jeunes Américains et quelques jeunes gens de grande famille. Il mangeait avec eux du bœuf bouilli, lisait, faisait des mathématiques et de la chimie. Sa volupté profonde semble avoir été de boire des bocks et de fumer sa pipe avec une vieille houppelande sur le dos. Son vice était d’être joueur. Dans les cercles où l’on ignorait sa qualité exacte, il s’était fait une situation considérable par l’audace de ses mises. Et certes, nul des amis que très fier et habile il y comptait n’aurait soupçonné que chaque matin il allait lui-même aux Halles faire ses provisions. Un trait qu’on signale, c’est l’amour