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LES DÉRACINÉS

avaient du succès ou mouraient faute de fonds. Ces difficultés marquèrent plus fortement encore les traits de son caractère. Sa morgue lui inspira dans ces crises de belles audaces : ainsi quand il offrit brutalement une mensualité de 500 francs à un secrétaire de M. Thiers qui accepta. De tels souvenirs gardés par les bureaux de rédaction émerveillaient Renaudin. Et vraiment c’est assez bien de ne pas ruser avec les coquins. Souvent aussi ce mépris profond des individus prêtait à ses raisonnements une sorte de logique à coup de poing, qui a les apparences du bon sens. Mais cette conception cruelle de l’humanité engage nécessairement celui qui l’adopte dans les voies du chantage. Et d’autre part, ne croire qu’à la force et surtout à la force de l’argent, c’est, en France du moins, se priver de plusieurs éléments d’action. Le mépris des individus a de l’allure, mais nulle fécondité : à l’usage, il ne vaut pas plus que la philosophie du doute subjectif. Il fait partie des vérités de cabinet ; pour que les hommes aient de l’âme, un bon moyen, c’est que le chef leur en prête.

Ce goût de la logique et cette nécessité, de trouver de l’argent pour des journaux, sans cesse tués et renaissants, ce mépris hautain des réalités sentimentales et cette conviction qu’on capte des forces morales comme on groupe des capitalistes amenèrent, dès 1873, Portalis à une grave opération qui lui valut de perdre définitivement l’orthodoxie républicaine. Je veux parler de la fusion qu’il imagina et tenta « entre la démocratie et les Napoléons », un des plus fameux épisodes de l’intrigue politique sous la troisième République.

C’était en 1873 ; la monarchie semblait faite. On