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LES DÉRACINÉS

fils de paysan bourguignon, trapu et vigoureux, d’une parole douce, qui, ayant fait sa médecine en donnant des répétitions, s’attardait, par une sorte de bohème, dans cette besogne nonchalante. Il prit plaisir à causer fréquemment avec son élève qui lui dit un jour : « Pourquoi n’auriez-vous pas vous-même un établissement comme celui-ci ? — Je gagne largement ma vie, répondit Girard. Je vais au théâtre, c’est ma passion et je suis indépendant. — Je vous amènerai mes amis, les plus beaux noms de France — Je n’ai point d’argent. » Le père de Portalis prêta les cinq mille francs nécessaires, et Girard s’installa avec succès dans une impasse du quartier Marbeuf.

Quand Portalis avait dit-neuf ans, ses parents, installés à la recette de Versailles, eussent désiré qu’il s’accommodât auprès d’eux d’une oisiveté de bon ton. Mais ce jeune homme, trop ardent pour s’amuser exclusivement des petits théâtres, des filles et des soupers, à l’une des fêtes offertes aux souverains étrangers pour l’Exposition de 1867, eut le pressentiment des catastrophes prochaines. Dans l’Hôtel de Ville, embrasé d’illuminations splendides, son imagination ambitieuse distingua Paris en flammes : « Ce soir-là, disait-il souvent, j’ai connu les sentiments que dut avoir un Ninivite aux derniers jours de sa patrie. » Pour être prêt à profiter de la chute de l’Empire, il voulut étudier, comme c’était la coutume, la démocratie américaine.

Outre-mer, ce jeune Anglo-Saxon, qui dans son enfance pensait en langue anglaise, se retrouva parmi ses pareils. Il y vit des sénateurs de vingt-cinq ans. Il en rapporta le goût de voir net et d’agir