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LES DÉRACINÉS

vers latin — modifièrent la prosodie française. Avec bon sens, mais avec trop de dédain, Rœmerspacher souriait de ces compagnons vaniteux ; il avait le tort de juger leur œuvre future sur l’opinion bistournée qu’ils prétendaient donner d’eux-mêmes. Un homme n’est jamais que le spectateur de son talent et ne peut se prévoir.

Disons-le en passant : des jeunes gens qui se croient doués pour écrire n’ont qu’à laisser les sentiments qui, cette semaine, avec le plus d’intensité les hantent, s’exprimer sous la forme qui, pour l’instant, leur paraît la plus aimable — et entasser le tout dans un tiroir. Se relisant après quelques mois, ils sentiront dans ce fouillis ce qui leur fait le plus de plaisir. Et si quelque page, une sur mille, est enveloppée d’un fluide, comme le visage émouvant d’une femme porte partout une atmosphère, c’est qu’ils sont nés pour dépasser la commune polygraphie… Plutôt que de faire le commis voyageur et de se perdre en vanteries à la table de Rœmerspacher, ces artistes débutants devraient en eux laisser agir la nature. Seule, cette puissance silencieuse saurait leur dire la direction de leur génie. À leur dam, parfois, dans la suite, ils se croiront obligés de se conformer aux images qu’à l’avance ils ont proposées d’eux-mêmes.

Suret-Lefort souvent les rejoignait. La merveilleuse mémoire, la précision et l’autorité de ce jeune homme élancé et sec étonnaient sans faire sourire. De quel ton souverain il disait, en posant son verre de bière : « Mes amis politiques et moi, nous pensons… ! » Parmi ses coreligionnaires, il rangeait Rœmerspacher, mais il se désintéressait des interprétations philosophiques que l’excellent carabin et his-