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LES DÉRACINÉS

leur charme est de rire et de paraître vicieuses. Je dis : paraître, car, à moins qu’elles ne soient débutantes ou déjà poitrinaires, leur tempérament est fort modeste. Elles mangent beaucoup et boivent juste assez pour être amusantes.

On comprend qu’un quartier si plaisant, approprié à la médiocrité de tous les appétits, recrute ses créatures parmi les plus fraîches, les plus réussies de la jeunesse indigente à Paris et dans la province. De ce troupeau, parfois, une ou deux se détachent qui font voir et toucher des charmes triomphants. Aussitôt elles dominent ce grouillement de garçons échauffés par la concurrence et le souci de paraître, autant que par l’âge. Elles-mêmes, pour leur orgueil naïf et joyeux, sont curieuses à observer. — En dépit de la monotonie professionnelle, ces spectacles sont propres à augmenter chez des jeunes gens la connaissance des réalités. Rœmerspacher y prit l’habitude de ne jamais plaisanter les femmes, et ce ton grave qui semble les toucher vivement. — Ces agitées de choix traversent la brasserie, mais n’y demeurent pas. C’est un refuge, c’est une montre où elles rentrent après chaque amant quitté pour vivre en bavardant jusqu’à une nouvelle aventure. Et, d’une façon plus générale, ces créatures sacrifiées par la société à la jeunesse mâle ne font qu’apparaître. Quand elles remplissent avec conscience leur fonctions, qui est de mettre de l’entrain à la brasserie, au restaurant, à Bullier et, vers l’aube, aux Halles, en quatre ou six ans elles disparaissent.

Ce mélange de mort et de beauté aurait intéressé Sturel si madame Aravian et mademoiselle Alison ne l’avaient heureusement dispensé des soucis de son