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LES DÉRACINÉS

en 1807, rue de la Banque, en face du Timbre : un petit cafetier, père de famille, à la veille d’une faillite, fit choisir, aux quais de Marseille, des filles qui le relevèrent si bien que, son bail expiré, il ouvrait un vaste établissement sur la rive gauche. Sa manière fut imitée.

Toutes les nuances de l’amour libre s’étaient fondues dans ces innombrables brasseries qui remplissaient en 1883 la rue des Écoles, la rue Monsieur-le-Prince, et, près de l’Odéon, la rue de Vaugirard. Succès qui s’explique. Le plus grand nombre des jeunes étudiants habitent des chambres déplaisantes, où ils sont mal chauffés et éclairés ; puis, ils tiennent de leur âge l’horreur du chez soi, le goût de l’agitation et des camaraderies. Il faut qu’ils s’entassent dans quelques cafés. Or, de tous les cafés, la brasserie de femmes leur procure le sensualisme le moins grossier : il est agréable de fumer un cigare en regardant vaguer une créature qui a pour objet de plaire.

Que les consommations y soient mauvaises, l’air vicié et les filles de mauvais aloi, c’est un argument valable, mais qui ne ruine pas le statut particulier de la brasserie de femmes. Certains artistes délicats de cette époque les ont fréquentées. C’est là que, depuis 1870, on a transformé la prosodie française, et des cris du cœur qui nous touchent furent adressés à des « dames servantes. »

On n’aime vraiment que les endroits où l’on s’est plu vers l’âge de sa majorité. Nous serions ridicules de substituer notre vision au jugement des Rœmerspacher, des Suret-Lefort, des Saint-Phlin, des Racadot, des Mouchefrin : ces brasseries qui nous