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LES DÉRACINÉS

faut qu’ils trouvent moyen de se nourrir sur tout leur parcours aux dépens des régions qu’ils traversent. Si leur milieu est empoisonné, les voilà eux-mêmes bien compromis.

À cette époque-là, les deux dominantes de la vie au Quartier, c’étaient les courses et les brasseries de femmes.

Le gros Racadot, au risque de se faire chasser par son notaire, grimpait parfois en semaine et tous les dimanches sur les grandes voitures au coin du café Soufflet. Quand Sturel, Saint-Phlin, Rœmerspacher laisseraient dans les brasseries et sur les hippodromes l’argent destiné à leur restaurateur, celui-ci, s’étant renseigné en Lorraine, accepterait de patienter. Pour Racadot, c’était plus grave. Par sa maîtresse, la Léontine, il rassemblait quelque argent des filles et le leur jouait aux courses. Il s’en tirait assez heureusement. Avec un capital, il eût réussi des opérations impossibles par petits paquets. Il ne se voyait aucun avenir dans le notariat. Obstiné à désirer son héritage, qu’il enflait et disait toujours de cent mille francs, il ne se laissait pas oublier par son père : « De t’écrire, cela ne me coûte pas un centime : l’étude vous affranchit toutes vos lettres pour rien ; sois sûr que j’en profiterai pour te donner de mes nouvelles. » Il ajoutait : « Paris est certes bien agréable pour celui qui a trois cents francs par mois à dépenser, car tous les plaisirs y abondent. Beaucoup prodiguent des sommes folles. Si je disposais d’un pareil argent, j’économiserais. »

Le père Racadot sentait qu’il faudrait lâcher les trente mille francs, mais répugnait à les jeter dans