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LES DÉRACINÉS

vergers. On jette des tapis sur la terre, après l’avoir battue à cause des scorpions, et puis l’on peut cueillir et acheter des fruits, qui sont magnifiques ; on trouve aussi du café. Bientôt le soleil disparaît, c’est alors que le coup d’œil sur les montagnes est le plus émouvant ; et les plus insensibles, pénétrés par l’ombre, se taisent. Quand on a vu souvent la nuit tomber sur le Caucase, on a beau avoir toutes ses intrigues, on garde dans ses yeux et dans ses pensées quelque chose de grave que n’ont pas les Parisiennes.

« Un passe-temps cher aux Géorgiennes, c’est le bain. Toutes les femmes de la même famille se réunissent, invitent les voisines, et cinq ou six équipages les conduisent. Il n’y a que les hommes, ce jour-là, pour demeurer à la maison. Les bains, entourés d’amandiers et de noisetiers, sont situés près de sources sulfureuses, d’un usage immémorial, où l’on voit des Persans qui soignent leur lèpre, et des musulmans qui font des ablutions. Les Persans ont leur grande barbe ainsi que les ongles teints en rouge. À l’auberge voisine, qui est un ancien cloître ruiné, chaque samedi viennent à pied de nombreux pèlerins. Ils offrent des moutons à l’église et, après une messe solennelle, les dévorent par quartiers énormes. Ensuite des jeunes gens du pays font de l’équitation brillante. Dans nos cabines les souris pullulaient, parce qu’on mange dans les bains. Tu penses si toutes nous frémissions en quittant nos vêtements !… On se lave avec des pastilles de chaux, puis on va s’attabler près d’un placard où l’on a des fruits, du vin et les filets d’un mouton rôti sur place ; enfin, on rentre dans l’eau pour achever de se