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LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

dans les mœurs simples et familières de là-bas. Seulement, comme elle était la plus précieuse chose de la maison et très estimée de toute cette société, j’ai voulu l’avoir à moi, et, pour mes insomnies, le médecin de Pétersbourg m’ayant prescrit d’avoir une bête à mon côté la nuit, c’est elle que j’ai prise, ce qui dépitait son mari et mon frère.

« Tiflis, mon chéri, est bâtie sur les pentes d’un précipice, dans un ravin où l’on cuit. Ses boulevards sont plantés de peupliers, mais la ville vieille est étroite, et si tu connaissais Cordoue, je te dirais que Tiflis est de même infecte et parfumée, c’est-à-dire sentant la mort et les roses. Un fleuve très rapide, la Koura, la traverse, et tout autour s’étagent de beaux jardins fruitiers, tandis que le paysage est fermé par la chaîne du Caucase, mauve, noire, orange, selon les heures.

« Voici comme nous passions les journées. Le matin les hommes, militaires, médecins, ingénieurs et autres allaient à leur service, et les femmes restaient au logis, demi-habillées et sans aucun raffinement. Les Géorgiennes m’admiraient beaucoup parce que j’avais une robe de broderie blanche très transparente, des bottines en toile blanche, un grand chapeau. Entourées d’enfants et de domestiques en profusion, et ne remuant pas du tout, nous prenions des sorbets, du café. À une heure, on dîne, puis on fait la sieste jusqu’à six. Les volets sont fermés : domestiques, enfants, maîtres, chiens, tous dorment. À six heures, on se lève ; on s’habille, et parfois, vers les huit heures, on se rend, pour écouter les musiciens, au jardin public. D’autres fois, en calèche très bien attelée, nous allions aux