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LES DÉRACINÉS

Je lirai Bossuet et les autres. » Ce n’était pas du tout mon humeur.

« De fatigue, tout mon corps était meurtri. Surtout j’avais faim. Je te dirai, si tu es gourmand, qu’un cuisinier indigène, qui s’appelait « Diamant brut », préparait de bons repas, pris en commun dans une grande salle, et que nous eûmes, ce premier soir, de la viande de mouton rôti à la broche, beaucoup de riz accommodé avec des tomates et des cerises, un fromage de chèvre et douze espèces de fruits. Le vin du pays était servi, non pas en carafe, mais dans une vaste soupière d’argent où chacun puisait avec une louche…

« Après ces grandes chaleurs, l’agréable repos sous un ciel où la nuit ne parvient pas à éteindre la clarté ! Nous étions assis sur la terrasse, au faîte de la maison, et les voisins aussi respiraient sur leurs toits. Nous veillâmes doucement jusqu’à une heure ou deux du matin ; puis, les domestiques ayant posé des matelas, tout le monde s’endormit en plein air.

« Alors, voici ce que j’ai fait… Il faut te dire qu’à peine m’étais-je rafraîchie et changée de vêtements, mon frère m’amena ma jolie cousine, Satinique. Et tout de suite, comme il m’avait raconté, il voulut la prendre sur ses genoux et, parce qu’elle rougissait, il lui disait : « Ne fais pas attention, petite, ma sœur ne te juge pas mal. » J’ai répondu : « Il ne s’agit pas de savoir ce que j’en dirai, Satinique sait bien ce qu’il faut en penser… » Je ne l’aimais pas parce que, fière de sa gentillesse, elle opprimait sa sœur, la laide, qui était une bonne personne. Je l’ai domptée dès le premier moment, et je l’obligeais de frapper à ma porte avant d’entrer chez moi, ce qui n’est pas