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LES DÉRACINÉS

avec de jolies boîtes peintes. Elles étaient étroites et longues ; on y voyait des cavaliers sur des gazons d’un vert tendre, poursuivre des jeunes filles aux longs yeux noirs, qui en fuyant retournaient la tête. Ces boîtes et ces poésies, c’est tout ce que je me rappelle de ma mère, Arménienne de Perse, épousée par mon père quand il représentait la Porte, à Téhéran.

« Les Arméniens en Turquie, comme chrétiens, sont exclus de l’armée et admis dans les ministères et la diplomatie. Mon père, il y a quinze ans, était à Constantinople, conseiller d’État. Une nuit, on l’appela subitement au Palais. Quelques heures après, revenu dans sa maison du Bosphore, il tomba sur le parquet et mourut avec d’affreuses convulsions. Mon frère, comblé de cadeaux et de décorations, à la suite de cet accident, fut attaché à l’ambassade de Pétersbourg… Je te dis cela pour te faire sentir comment je ne suis pas une bonne petite fille de ta province, française ; je suis des plus vieux pays du monde, où l’on gouverne selon de très anciennes traditions.

« J’accompagnai mon frère ; j’avais alors quatorze ans. Un de mes oncles, devenu Arménien russe, a gagné une grande fortune à exploiter les pétroles des bords de la Caspienne, où il entretient pour son commerce toute une flotte. Il habitait souvent Pétersbourg et faisait beaucoup la fête, et avec lui je m’entendais tout à fait. Une de ses filles avait épousé mon second frère, ingénieur à Tiflis.

« Tu vois bien la famille que nous sommes, turque et russe, en réalité arménienne, c’est-à-dire pas du tout d’Europe. Tu ne dois pas continuer à croire qu’il n’y a au monde que la France. J’accorde que Paris