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LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

loge, à l’Opéra, aux Français, les hommes l’admirent et envient celui qu’elle doit aimer. » Mais François Sturel se disait : « J’ai une femme de Ninive, et c’est en outre une fille d’Ionie. » Les détails exaltants que Bouteiller avait donnés aux lycéens de Nancy sur les philosophes ioniens profitaient aux plaisirs que madame Astiné, reçut de son petit ami.

Il la suppliait de raconter, de raconter encore. Avec un langage un peu cru, trop parisien, comme il arrive aux cosmopolites qui abusent de l’argot des petits théâtres, — défaut qu’atténuait d’ailleurs son accent exotique, — elle avait un don merveilleux pour dégager des choses leur mystère sensuel. Son plus beau voyage l’avait menée dans le Caucase, à Tiflis ; en plusieurs nuits, elle le raconta, d’une façon aussi attrayante, aussi ingénieuse que Scheherazade auprès de son sultan… mais elle était moins préoccupée, et de temps à autre, bien volontiers, s’interrompait pour perdre la tête.

— Je t’ai dit, commença-t-elle, que ma famille est arménienne, du non d’Aravian (arev, veut dire soleil), et l’une des meilleures de là-bas ; mon prénom, Astiné, vient, d’Artitha, la déesse, la Vénus à qui nos pères, dans le pays du lac de Van, consacraient les sommets des monts. Je suis née en Ionie. De ma petite enfance, je me souviens seulement d’avoir fui de l’intérieur, à la suite de troubles, dans les bras de ma mère, sur un chameau ; et ma mère mourut en touchant au rivage… Et cela aussi me revient que ma chère mère, qui était si belle, racontait le Gulistan, où l’on parle toujours des rossignols, des roses tel des jasmins, tandis que je m’amusais à ses pieds