Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
96
LES DÉRACINÉS

table, où la place de l’égoïste resta vide. Il ne daigna se réveiller que vers minuit. Ce bon repos, d’ailleurs, lui avait donné beaucoup de gaieté. Elle l’embrassa mille fois et le pria de lui laisser la Nouvelle Héloise disant qu’elle voulait conserver ce livre-là comme une rareté, parce que dans tout l’Orient, où il y a bien des saletés, elle n’avait jamais vu d’objet si dégoûtant.

Il s’amusa, comme un bon petit Lorrain de Neufchâteau, qu’une femme fût dédaigneuse et impertinente dans de pareilles circonstances.

— Oui, dit-il avec sérieux, cet exemplaire a des dehors déplorables ; je veux en détacher pour vous la plus belle page que vous intercalerez dans votre roman préféré.

C’est ainsi que cette fois le bouquin fut allégé des lettres l et li : « Reproches que Julie fait à son amant de ce que, échauffé de vin au sortir d’un long repas, il lui a tenu des discours grossiers, accompagnés de manières indécentes. — Excuses de l’amant de Julie. »

L’Arménienne, qui appréciait des enfantillages, mais non ceux de papier, mit au feu, deux heures plus tard, et sans l’examiner, ce souvenir. Mademoiselle Alison, dans le même temps, se repentait d’avoir repoussé les feuillets qu’il lui avait choisis.

Les dames Alison avaient décidé de manger dans leur appartement. François Sturel en fut contrarié ; il se sentait parti pour jouir de l’univers entier, et désirait, entre autres satisfactions, une camarade de son âge. Deux jours après, comme il montait l’esca-