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discipline en gardant mon indépendance. Un Homme libre, pauvre petit livre où ma jeunesse se vantait de son isolement ! J’échappais à l’étouffement du collège, je me libérais, me délivrais l’âme, je prenais conscience de ma volonté. Ceux qui connaissent la jeune littérature française déclareront que ce livre eut des suites. Je me suis étendu, mais il demeure mon expression centrale. Si ma vue embrasse plus de choses, c’est pourtant du même point que je regarde. Et si l’Homme libre incita bien des jeunes gens à se différencier des Barbares (c’est-à-dire des étrangers), à reconnaître leur véritable nature, à faire de leur « âme » le meilleur emploi, c’est encore la même méthode que je leur propose quand je leur dis : « Constatez que vous êtes faits pour sentir en Lorrains, en Alsaciens, en Bretons, en Belges, en Juifs. »

Penser solitairement, c’est s’acheminer à penser solidairement[1]. Par nous, les déracinés se connaissent comme tels. Et c’est maintenant un problème social, de savoir si l’État leur fera les

  1. C’est par je ne sais quel souvenir d’une assonance antithétique de Hugo que j’emploie ici ce mot de solidarité. On l’a gâté en y mettant ce qui dans le vocabulaire chrétien est charité. Toute relation entre ouvrier et patron est une solidarité. Cette solidarité n’implique nécessairement aucune « humanité », aucune « justice », et par exemple, au gros entrepreneur qui a transporté mille ouvriers sur les chantiers de Panama, elle ne commande pas qu’il soigne le terrassier devenu fiévreux ; bien au contraire, si celui-ci désencombre