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UN HOMME LIBRE

L’énergie de notre Être, épuisée par les efforts de jadis, n’atteint qu’à donner à notre tristesse une sorte de fantaisie trop imprévue, parfois une ardeur choquante. Ces plafonds de Venise qui nous montrent l’âme de Gian-batista Tiepolo, quel tapage éclatant et mélancolique ! Il s’y souvient du Titien, du Tintoret, du Véronèse ; il en fait ostentation : grandes draperies, raccourcis tapageurs, fêtes, soies et sourires ! quel feu, quelle abondance, quelle verve mobile ! Tout le peuple des créateurs de jadis, il le répète à satiété, l’embrouille, lui donne la fièvre, le met en lambeaux, à force de frissons ! mais il l’inonde de lumière. C’est là son œuvre, débordante de souvenirs fragmentaires, pêle-mêle de toutes les écoles, heurtée, sans frein ni convenance, dites-vous, mais où l’harmonie naît d’une incomparable vibration lumineuse. — Ainsi mon unité est faite de toute la clarté que je porte parmi tant de visions accumulées en moi.

Tiepolo est le centre conscient de sa race. En lui, comme en moi, toute une race aboutit. Il ne crée pas la beauté, mais il fait voir infiniment d’esprit, d’ingéniosité ; c’est la con-