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UN HOMME LIBRE

Je vois un jour de soleil que je m’étendis sur un banc de marbre, au ras de la mer : alors je compris qu’un misérable mendiant n’est pas nécessairement un malheureux, et que pour eux aussi l’univers a sa beauté.

Je vois au quai des Schiavoni le vapeur du Lido, chargé de misses froides et de touristes aux gestes agaçants. Une barque sous le plein soleil s’approche. Une fille de dix-sept ans, debout, avec aisance y chantait une chanson, éclatante comme ces vagues qui nous brûlaient les yeux. Venise, l’atmosphère bleue et or, l’Adriatique qui fuit en s’attristant et cette voix nerveuse vers le ciel faisaient si cruellement ressortir la morne hébétude de ces marchands sans âme que je bénis l’ordre des choses de m’avoir distingué de ces hommes dont je portais le costume.

Cependant j’attendais avec impatience le jour où j’aurais tout regardé, non pour ne plus rien voir, mais pour fermer les yeux et pour faire des pensées enfin avec ces choses que j’avais tant frôlées. La beauté du dehors jamais ne m’émut vraiment. Les plus beaux