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UN HOMME LIBRE

çais, je me confinai dans une Venise plus vénitienne. J’habitai les Fondamenta Bragadin ; cela me plut, car Bragadin est un doge qui, par grandeur d’âme, consentit à être écorché vif, et parfois je songe que je me suis fait un sort analogue.

Je voudrais transcrire quelques tableaux très brefs des sensations les plus joyeuses que je connus au hasard de ces premières curiosités ; mais il eût fallu les esquisser sur l’instant. Je ne puis m’alléger de mes imaginations habituelles et retrouver ces moments de bonheur ailé. C’est en vain que pendant des semaines, auprès de ma table de travail, j’ai attendu la veine heureuse qui me ferait souvenir.

Je vois une matinée à Saint-Marc, où j’étais assis sur des marbres antiques et frais, tandis qu’un bon chien (muselé) allongeait sur mes genoux sa vieille tête de serpent honnête. Et l’un et l’autre nous regardions, avec une parfaite volupté, le faste et la séduction réalisés tout autour de nous. — Ah ! Simon, comme ta raideur anglaise serait misérable dans cette végétation divine !