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UN HOMME LIBRE

vers devant moi, brillantée sur la mer, rosée sur les maisons : le ciel presque incolore s’accentuait au couchant jusqu’à la rougeur énorme du soleil décliné. Et toute cette teinte lavée semblait s’être adoucie, pour que je pusse aisément aborder la beauté instructive de Venise et que rien ne m’en blessât : mousse sucrée du champagne qu’on fait boire aux anémiques.

La seule image d’effort que j’y vis, c’était sur l’eau un gondolier se détachant en noir avec une netteté extrême, presque risible. D’un rythme lent, très précis, il faisait son travail, qui est simplement de déplacer un peu d’eau pour promener un homme qui dort.

Et devant ce bonheur orné, je sentis bien que j’étais vaincu par Venise. Au contact de la loi que sa beauté révèle, la loi que je servais faillit. J’eus le courage de me renoncer. Mon contentement systématique fit place à une sympathie aisée, facile, pour tout ce qui est moi-même. Hier je compliquais ma misère, je réprouvais des parties de mon être : j’entretenais sur mes lèvres le sourire dédai-